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La tyrannie de la commodité

· 10 minutes de lecture
Guillaume Gayot
Software Engineer

Grafiti on a wall saying tyranny is already there

La tyrannie de la commodité : ce que nous coûte la facilité

La Tyrannie de la commodité, qu'est-ce que c'est ?

Traduction littérale de l'Anglais "tyranny of convenience", le concept n'est pas si récent. Evan Williams, co-fondateur de Twitter, le déclarait déjà en 2018 : « la commodité décide de tout ». Clef de voûte du marketing, certaines marques en ont même fait leur argument principal : "Pratique et intuitif", "Tous vos outils au même endroit". Pourtant, on devrait le savoir, un argument marketing est rarement un argument rationnel.

Nous savons que le fast-food est mauvais pour la santé, qu'il y a plein d'alternatives souvent plus savoureuses et meilleures pour la santé, pourtant, la facilité de passer au kebab semble souvent l’emporter. Et non seulement on a cédé à la facilité sur le coup, mais on crée un précédent qui va nous pousser à recommencer.

Lorsqu’une option est bien plus "simple" que les autres, les alternatives paraissent vite irrationnelles. La tyrannie de la commodité, ce sont tous ces choix que l'ont fait non pas parce que ce sont les meilleurs, les plus adaptés, les plus rationnels, mais parce que sortir de la commodité nous semble impossible, impensable. C'est le moment où la commodité n'est plus un atout, mais une contrainte.

L'IT est particulièrement sensible à cette problématique. Tenu par des objectifs d'efficacité et de rapidité, il est facile d'aller au plus simple et surtout, d'y rester. Et ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose ! Comme le dit le dicton bien connu dans les métiers du numérique : inutile de réinventer la roue. Il faut savoir s'appuyer sur des solutions déjà existantes pour travailler plus efficacement. En revanche, il est important de s'interroger sur ce que cela nous coûte : cet écosystème clef en main deviendra-t-il une prison ? Quid de la dépendance à un seul outil, à une seule entreprise ? À quel moment devient-on esclave de la commodité ?


Commodité et Liberté : des conséquences à diverses échelles

La commodité n'est pas en nécessairement mauvaise et n'est pas à fuir par principe. Cependant, elle peut créer une dépendance et une résistance au changement qui peut s'avérer délétère.

Un exemple dans lequel tout le monde se reconnaitra est le choix du système d'exploitation de notre matériel informatique, et particulièrement de nos terminaux mobiles. iOS ou Android ? Est-ce vraiment la rationalité qui détermine notre choix ? Si c'était le cas, nous n'aurions aucun mal à passer de l'un à l'autre quand une nouvelle fonctionnalité fait son apparition chez la concurrence. Pourtant, la plupart des utilisateurs·rices restent "fidèles" à leur système à chaque renouvellement de mobile, sans même s'interroger sur les alternatives. Cette "fidélité" va même parfois jusqu'à nous faire accepter des défauts majeurs (confidentialité, durée de vie de la batterie, obsolescence programmée...) pour ne pas changer nos habitudes.

Dans nos métiers, la tyrannie de la commodité peut avoir de nombreuses conséquences : elle peut nous empêcher de choisir le meilleur outil pour notre besoin, elle peut coûter cher parce que l'on reste prisonnier d'un environnement trop coûteux, car on en est dépendant. Elle nous empêche de voir et de réfléchir aux alternatives à ce qui nous semble le plus évident. Pour prendre un exemple parlant : une grande part (si ce n'est une majorité) de professionel·le·s du numérique préfère (ou gagnerait à) travailler sur macOS ou sur Linux. Pourtant, iels sont souvent contraint·es à utiliser Windows par... la tyrannie de la commodité. On a l'habitude de cet environnement, on a grandi avec. Pire ! On y est parfois contraint par les protocoles de sécurités de notre entreprise ou de nos client·es, car les VPNs, les antivirus, fournis par des sociétés tierces, ne supportent pas d'autres OS... ou pour un prix plus élevé. Pourtant, le système d'exploitation que l'on utilise va influencer grandement tous les choix d'outil que l'on va pouvoir utiliser !


La commodité et son influence sur l'innovation

Au-delà de l’influence sur les choix individuels ou à l'échelle d'un projet, la commodité anime les grandes tendances technologiques et pose des freins à l'innovation. La tyrannie de la commodité joue un rôle important dans une logique du "too big to fail", ce moment où un outil est tellement dans une situation de monopole qu'il devient l'outil par défaut même s'il n'est ni le moins cher ni le plus adapté.

Encore une fois, prenons un exemple que nous connaissons tous : le site de vente en ligne Amazon.

Plus Amazon devient accessible, plus les gens l'utilisent. Et ce cycle renforce la portée et l'attrait d'Amazon, en faisant le choix privilégié et par défaut. Cependant, cette centralisation a un effet délétère : le monopole étouffe la concurrence. Ainsi, de nombreux produits, notamment informatique et numérique, ne sont plus disponibles ailleurs que sur Amazon. Vous cherchez un câble USB-C d'une certaine longueur, un chargeur de secours pour votre ordinateur, des coussinets de remplacement pour votre casque audio ? Vous avez très peu de chance de trouver la référence qu'il vous faut ailleurs que sur Amazon. Et même si vous la trouvez, cela coutera facilement deux fois plus cher ailleurs ! Par ailleurs, qu'importe si l'on n'est pas en accord avec les valeurs de cette entreprise, si la qualité est variable, si l'on cherche une alternative plus écologique ou locale : Amazon a tué la concurrence. Par commodité, il s'est imposé dans nos pratiques de consommation. Dans l'impossibilité de s'aligner, les autres distributeurs ont rendu les armes sur certaines références, laissant à Amazon le champ libre pour vendre des produits de moins bonne qualité ou dans des conditions éthiques discutables. La "commodité" n'est alors plus un choix rationnel : elle est devenue une contrainte. Elle empêche le développement d'une concurrence qui pourrait proposer des alternatives. Car l'absence de concurrence permet de moins se soucier de l'innovation et de la qualité ! Quand vous avez le monopole, moins besoin d'être compétitif.

Un autre exemple : chez zatsit, nous avons eu l'occasion dans le cadre de nos journées de recherche en greenIT de tester Scaphandre, un outil de monitoring de la consommation énergétique des clusters kubernetes. Open source, un tel outil permettrait d'avoir des mesures directes de consommation réelle. Problème : les fournisseurs cloud comme Google ou Amazon n'exposent pas ces métriques. Une excellente initiative qui est donc bloquée (pour l'instant) par le monopole des fournisseurs cloud. Bloquée dans son utilisation, mais aussi son développement : difficile de mobiliser la communauté FOSS autour d'un outil qui est inutilisable dans énormément des cas de production.


Lutter contre la tyrannie de la commodité : une hygiène du quotidien

Une fois ce constat établi, on peut facilement se sentir découragé. Comment remettre en question des géants comme Windows, Google, Apple, Amazon ? Comment faire valoir dans nos équipes et dans notre entourage que "facile" n'est pas toujours un bon argument ? Nous vous proposons 3 axes, faciles à mettre en place dans votre quotidien et dans son environnement professionnel, pour lutter contre la tyrannie de la commodité :

1. Prendre toujours le temps de questionner :

À chaque tournant de votre projet, à chaque choix technique, à chaque remplacement de matériel, prendre le temps de questionner les choix "évidents". Une bonne façon de savoir si nos choix sont dictés par la commodité est de se demander "si je prenais cette décision pour la première fois, est-ce que je ferais le même choix ?". Si la réponse est non, et particulièrement si la raison pour laquelle vous prenez cette décision est "par habitude" (pour ne pas avoir à transférer vos données/contacts, parce que vous avez l'habitude de l'UI, parce que c'est ce qui est fait partout ailleurs dans le projet, parce que votre cloud provider propose une solution clef en main, parce que c'est inclus dans notre offre, parce que c'est un outil que vous maitrisez déjà...) alors vous ne prenez pas une décision rationnelle : vous vous pliez au marketing et à la tyrannie de la commodité.

Prenez le temps d'envisager d'autres options, de regarder du côté de l'open source. Ne partez pas du principe que le plus évident est le plus rationnel.

2. Apprendre à repérer les situations à risques :

Il est plus facile de lutter contre la tyrannie de la commodité avant d'en être victime. Certains concepts doivent nous mettre la puce à l'oreille au moment de choisir un outil : "Facile", "clef en main", "tout compris", "le plus utilisé". Ce genre de mot clef doit nous interroger. Soyons clair : il ne faut pas fuir la commodité par principe, mais être conscient de ses effets négatifs. "Facile" doit venir en bonus de "adapté". "Facile" n'est pas le synonyme d'"efficace". Et on sait que, de la mécanique automobile au développement d'application, il est souvent plus simple pour les entreprises fabriquant des outils de garder les utilisateurs·ices captifs·ves plutôt que de fournir les meilleurs outils et les plus adaptés. Au moment de choisir un nouvel outil, ou de faire un choix technique, soyons attentifs aux arguments de commodité : les décisions que nous prenons maintenant vont nous contraindre dans le futur. Faisons en sorte que ce soit pour de bonnes raisons.

3. Éduquer notre entourage :

Comme nous l'avons vu, la tyrannie de la commodité a des effets plus larges qu'à l'échelle d'un projet, d'un choix technique, ou de l'achat d'un nouveau smartphone : elle appauvrit tout notre environnement technique, limite nos choix, et ralentit l'innovation. Pourtant, si vous essayez demain de convaincre vos collègues de ne pas utiliser Google, ou de passer de iOS à Android, vous risquez de vous heurter à un mur. Les habitudes sont difficiles à changer et la tyrannie de la commodité a cela de pernicieux qu'elle fait apparaître toutes les alternatives comme stupides, irrationnelles, irréalisables. Parler de la tyrannie de la commodité et de ses effets délétères (en partageant cet article par exemple 😊) peut permettre de faire changer les mentalités, en faisant prendre conscience à votre entourage et à vos collègues que ce qu'iels pensent être un choix dicté par leur rationalité est en réalité une contrainte, ou pire : une manipulation marketing. En cédant à cette facilité, iels limitent non seulement leurs options, mais celle de communauté entière.

La tyrannie de la commodité : une part d'un problème global.

En réalité, la tyrannie de la commodité est une partie d'un problème bien connu dans le milieu du numérique : le "courtermisme". Pris dans des considérations de coût et d'efficacité, le milieu de l'entreprise a souvent tendance à aller vers une solution à court terme et à bas coût. En tant que professionnel·les du numérique, nous luttons déjà contre cette tendance, non pas par principe, mais par rationalité : Nous savons par exemple que prendre 20% de temps supplémentaire pour écrire des tests nous fera gagner du temps et de l'argent à moyen terme. Nous savons qu'il faut faire relire son code par ses pairs, qu'il faut être attentif aux bonnes pratiques, aux bons outils pour garder un code propre et maintenable à long terme. Mais nous savons aussi que tout est affaire de compromis et que l'on ne peut pas ignorer les contraintes de temps et de moyen.

Il ne faut pas tomber dans une position extrême où tout ce qui est efficace et pratique deviendrait suspect ! Connaître le concept de tyrannie de la commodité permet de rester vigilant et de reconnaitre plus facilement les situations qui pourraient, plus tard être problématiques. Elle nous rappelle aussi l'importance de maintenir une veille professionnelle active, de promouvoir l'open source pour toujours garder ses alternatives ouvertes, et que la commodité ne devienne pas une prison.